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BREFS ET AUTRES
28 décembre 2022

L'AUTRE SCENE EST DEJA NOTRE SCENE

L'AUTRE SCENE EST DEJA NOTRE SCENE

Notes sur le sonnet « Le rêve d'un curieux », de Baudelaire.

1.
Le narrateur baudelairien s'adresse au lecteur, et le tutoie. Oxymore : « la douleur savoureuse ». Le narrateur cherche à exprimer la particularité, la singularité de certains sentiments. Simplicité de l’expression : « J'allais mourir » qui mêle la confidence au ton de conversation amicale des deux premiers vers. Qu'est-ce qu'une « âme amoureuse » ? Peut-être une âme pleine de désirs ? Et en quoi cette « âme amoureuse » serait-elle singulière ? Sans doute parce que ce « désir » qui l'anime est « mêlé d'horreur », qu'il est le lieu du « mal particulier », celui du fantasme et de la fascination morbide. N'est-ce pas le cas d'un grand nombre d'âmes ? Sinon, nous ne lirions pas tant d'histoires horrifiques. Est-ce pour en avoir la confirmation que le narrateur baudelairien, en le tutoyant, s'adresse au « lecteur », son « semblable hypocrite », ce « frère » ?

« Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,
Et de toi fais-tu dire : « oh ! l'homme singulier ! »
- J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse,
Désir mêlé d'horreur, un mal particulier ;
(Baudelaire, « Le rêve d'un curieux », premier quatrain)

2.
Le vers 5 du sonnet ne comporte pas de verbe. Un état d'esprit ambivalent. Du reste, pas de rébellion, pas de refus de la mort (« sans humeur factieuse »). Accentuation ternaire évoquant le rythme régulier du sable qui coule, image du temps. La répétition de la dentale [t] évoque le tourment et souligne rythmiquement l’expressivité de l'adjectif « âpre ». C'est ici la septième syllabe qui sonne, comme un accord après une montée, et avant le relâchement de la séquence « et délicieuse ». Nouvelle expression de l'ambivalence : la « torture âpre et délicieuse ». Accentuation ternaire que l'on retrouve dans le vers 8 : le narrateur baudelairien se détache du monde au rythme du temps qui passe et qui rend l'attente toujours plus « âpre et délicieuse ». Diérèses à la rime, évoquant la subtilité, voire la préciosité, des sentiments qui animent le narrateur.

« Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.
Plus allait se vidant le fatal sablier,
Plus ma torture était âpre et délicieuse ;
Tout mon cœur s'arrachait au monde familier. »
(Baudelaire, « Le rêve d'un curieux », second quatrain).

3.
Le titre du sonnet est basé sur un jeu de mots. Une personne « curieuse » peut être un caractère original, mais aussi quelqu'un qui éprouve de la curiosité. La formule « avide du spectacle » rend possible cette interprétation. Mais si ça se trouve, je me goure, et je m'en fiche bien, car voilà. Le narrateur baudelairien se compare à un « enfant » et l'autre monde se tient sur une autre scène. Ce qui sépare l'enfant de cet autre monde, c'est un « rideau ». La vérité de l'autre monde ne peut être révélée au vivant, cet enfant irréfléchi. D'ailleurs, elle n'est pas « révélée » par de saintes écritures, mais elle « se révèle », quand le rideau se lève, ou plutôt quand il tombe. Virtuosité baudelairienne : le jeu des labio-dentales [f] et [v] dans le vers 11.

« J'étais comme l'enfant avide du spectacle,
Haïssant le rideau comme on hait un obstacle...
Enfin la vérité froide se révéla : »
(Baudelaire, « Le rêve d'un curieux », premier tercet)

4.
Un croche-pattes donc le réel s'arrêta. Je sais maintenant pourquoi ce poème me plaît. Un écho dans ma mémoire curieuse : le « J'étais mort sans surprise » me rappelle le « Il est mort sans surprise » de la chanson « The Partisan », de Léonard Cohen. Il est vrai que lorsque je suis tombé, il ne me semble pas que j'ai eu le temps d'être surpris. Et s'il y eut surprise, je ne m'en souviens pas. L'ambivalence des sentiments qui animait l'âme du narrateur est dissipée par la « terrible aurore ». Virtuosité encore, ces échos « mort / aurore », « sans surprise / terrible ». Après la pause à la rime, rejet de la forme « m'enveloppait ». Retour du ton de la conversation, de l'anecdote racontée (« - Eh quoi ! N'est-ce donc que cela ? », et le « a » comme exclamation ironique) pour finir sur l'énigmatique : « La toile était levée et j'attendais encore. » Le mort n'est donc pas mort, puisque cette révélation n'est qu'un songe. L'autre scène est déjà notre scène. L'autre scène n'est peut-être jamais que notre scène. Et il n'y a rien derrière le rideau.

« J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore
M'enveloppait. - Eh quoi ! n'est-ce donc que cela ?
La toile était levée et j'attendais encore. »
(Baudelaire, « Le rêve d'un curieux », second tercet).

Patrice Houzeau
Malo, le 28 décembre 2022.

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