LA CULTURE EST DANS LE RASOIR
LA CULTURE EST DANS LE RASOIR
« Moi qui vous cause, j'ai bien souvent gambergé à ces problèmes tandis que vêtu d'un tutu je montre à des caves de votre espèce mes cuisses naturellement assez poilues il faut le dire mais professionnellement épilées. »
(Raymond Queneau, « Zazie dans le métro », chapitre 11 [Gabriel])
1.
C'est parce que vous dites « moi qui vous cause » que vous êtes tout de même un autre.
2.
Ce n'est pas parce que vous avez « souvent gambergé à ces problèmes », que « ces problèmes » ont « gambergé » sur vous.
Les problèmes ne vous calculent pas, sauf s'ils ont une conscience susceptible de vous calculer.
Si en plus, ils portent le chapeau, vous pouvez toujours penser au tutu.
3.
L'oncle de Zazie a « souvent gambergé à ces problèmes ».
Peut-on dire que la fiction gamberge ?
Peut-on dire que la fiction gamberge et que nous n'y comprenons rien.
4.
Ce n'est pas parce que le Gabriel de Queneau est parfois « vêtu d'un tutu » qu'il n'a pas de vertu.
5.
Que le Gabriel de Queneau portât parfois un tutu (après tout, il peut mentir ; pour ma part, je n'ai jamais vu Gabriel en tutu, il est vrai que je ne fréquente guère Paris, qu'il fût de Queneau ou pas), cela ne l'empêche pas de « gamberger ».
Je note que dans « gamberger », il y a « gambe ».
Mais même si Gabriel ne portait pas de tutu, cela ne l'empêcherait ni de gamberger ni de se raser.
6.
C'est parce que le Gabriel de Queneau porte parfois un tutu, qu'il « montre à des caves de votre espèce [ses] cuisses naturellement assez poilues ».
Toutes les cuisses ne sont pas « naturellement assez poilues ».
Je n'ai pas mangé de poulet hier soir, mais j'aurais pu.
7.
Ce n'est pas parce que ses cuisses sont « naturellement assez poilues » que Gabriel porte un tutu.
Tous ceux qui portent un tutu n'ont pas les « cuisses naturellement assez poilues ».
Mettez un tutu à un abat-jour, celui ne lui fera pas les cuisses « naturellement assez poilues » pour autant.
J'ajoute que si l'on remplace « tous ceux » par « toutes celles », j'ajoute mentalement « de cheval » mais ça ne se voit pas.
Seuls les initiés savent.
8.
C'est parce qu'il a des « cuisses naturellement assez poilues » que le Gabriel de Queneau dit qu'il faut « le dire ».
Cette franchise honore sa fiction.
Gabriel a raison : il faut le dire, car sans le dire, on resterait muet.
On serait tenu d'apprendre la langue des signes pour demander si la grève du métropolitain parisien est terminée ou pas.
On ne dirait plus de conneries qu'avec les mains.
Ce serait certes moins bruyant mais pas plus malin.
9.
C'est parce que le Gabriel de Queneau a des « cuisses naturellement assez poilues » qu'elles sont « professionnellement épilées ».
Sinon, il ne porterait pas de tutu.
Par contre, il pourrait porter un kilt.
Il pourrait alors jouer de la cornemuse et au lieu de grenadine, il boirait du whisky.
Pourtant, le fait de porter un tutu et d'avoir les cuisses « naturellement assez poilues » n'empêche ni de jouer de la cornemuse ni de boire du whisky.
Tout ça, c'est juste des conventions.
10.
En rappelant que ses « cuisses naturellement assez poilues » sont « professionnellement épilées », le Gabriel de Queneau sous-entend qu'il exerce correctement son métier.
Sinon, je pense que Raymond Queneau l'aurait congédié et l'oncle de Zazie eût été, je ne sais pas moi, peut-être un tonton en kilt, jouant de la cornemuse et que le roman eût été intitulé « Zazie in the subway », si j'ose m’exprimer ainsi.
11.
L'opposition entre les « cuisses naturellement assez poilues » et les cuisses « professionnellement épilées » du Gabriel de Queneau renvoie à l'opposition entre nature et culture et non pas à l'opposition entre kilt et tutu.
12.
Que le Gabriel de Queneau ait des « cuisses naturellement assez poilues » rappelle que le réel nous apparaît sous la forme d'un sensible parfois poilu et parfois glabre. La culture est dans le rasoir.
Patrice Houzeau
Malo, le 26 novembre 2022.